CHAPITRE II

 

PETIT DÉJEUNER A LITTLE PADDOCKS

 

1

 

A Little Paddocks aussi, on prenait le petit déjeuner.

Miss Blacklock, une femme d’une soixantaine d’années, la propriétaire de la maison, était assise au haut bout de la table. Elle lisait l’article de Lane Norcott dans le Daily Mail. Julia Simmons parcourait d’un œil distrait le Telegraph. Patrick Simmons essayait de résoudre le problème de mots croisés du Times. Miss Dora Bunner accordait toute son attention à l’hebdomadaire local. Soudain, elle poussa un petit cri de poule effrayée.

— Letty, tu as vu ça ?... Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?

— Quoi donc, Dora ?

— L’avis le plus extraordinaire que j’aie jamais vu ! Et Little Paddocks est expressément mentionné !...

— Si tu me montrais le journal, ma chère Dora…

Miss Bunner passa la feuille à miss Blacklock, qui, après avoir promené son regard autour de la table, lut à haute voix :

— Un meurtre est annoncé, qui aura lieu le vendredi 29 octobre, à six heures trente de l’après-midi, à Little Paddocks. Les amis sont priés de tenir compte de cette invitation, qui ne sera pas renouvelée.

Ayant lu, miss Blacklock porta les yeux sur le beau jeune homme qui se trouvait à l’autre bout de la table et demanda d’une voix brève :

— C’est une idée à toi, Patrick ?

Patrick Simmons s’empressa de protester.

— Jamais de la vie, ma tante ! Qu’est-ce qui te fait croire ça ?

— Tu es bien capable d’une farce de ce genre-là !

— Oh !

— Alors, c’est une idée de toi, Julia ?

Julia, l’air excédé, répliqua seulement :

— Allons donc !

— Est-ce que, par hasard, Mrs. Haymes...

Miss Bunner n’acheva pas sa réponse : elle regardait une place vide, celle de quelqu’un qui avait pris son petit déjeuner un peu plus tôt.

— Non, protesta Patrick. Je ne crois pas que notre Phillipa essaierait de faire une blague. Bien trop sérieuse pour ça !

Julia bâilla.

— Mais, en fin de compte, qu’est-ce que ça signifie ?

— J’imagine, répondit miss Blacklock, qu’il s’agit d’une plaisanterie.

— Alors, s’écria Dora Bunner, elle est stupide, et en tout cas de bien mauvais goût !

Elle était visiblement indignée.

— Ne te frappe pas, Bunny ! lui conseilla miss Blacklock avec un bon sourire. Quelqu’un a trouvé cette idée drôle, voilà tout ! Seulement, j’aimerais bien savoir qui.

Miss Bunner insista.

— A ton avis, que va-t-il se passer ?

— Quelqu’un va mourir ! prophétisa Patrick d’une voix sépulcrale. Et d’une mort délicieuse !

Miss Bunner poussa un petit cri, cependant que sa tante invitait Patrick au calme. Le jeune homme s’excusa :

— Je faisais simplement allusion à ce gâteau que fait Mitzi et que nous avons toujours appelé « la mort délicieuse ».

Miss Blacklock sourit comme quelqu’un qui pense à autre chose.

Miss Bunner, cependant, revenait à la charge.

— Enfin, Letty, crois-tu vraiment...

Miss Blacklock coupa la parole à son amie, pour dire d’une voix rassurante :

— Ce que je sais, c’est qu’à six heures et demie la moitié du village sera ici, dévorée de curiosité et que, par conséquent, je ferais bien de m’assurer que nous avons du xérès à la maison.

 

2

 

— Tu es vraiment inquiète, n’est-ce pas, Letty ?

Miss Blacklock sursauta. Assise à sa table à écrire, l’esprit ailleurs, elle dessinait de petits poissons sur son buvard. Elle leva la tête vers le visage soucieux de sa vieille amie.

Elle ne savait trop que lui dire. Elle ne l’ignorait pas, il ne fallait jamais donner à Bunny l’occasion de se faire du souci. Elle garda le silence un instant, réfléchissant.

Elle avait été en classe avec Dora Bunner. A l’époque, celle-ci était une petite fille blonde, avec de beaux yeux bleus, mais assez sotte. Ce qui n’avait pas d’importance, car sa gaieté et son entrain faisaient d’elle une compagnie agréable. Elle aurait dû, d’après miss Blacklock, épouser quelque bel officier ou un solicitor campagnard. Elle avait beaucoup de qualités : elle était affectueuse, dévouée, loyale. Mais l’existence lui fut sévère. Il lui avait fallu gagner sa vie. Elle s’était donné beaucoup de peine, sans jamais réussir dans ses entreprises.

Les deux amies s’étaient perdues de vue. Puis – il y avait de cela six mois – miss Blacklock reçut de Dora une lettre bouleversante. Dora, malade, vivait dans, une malheureuse petite chambre, sans autre ressource qu’une maigre pension de vieillesse. Elle aurait voulu faire des travaux d’aiguille, mais ses doigts, déformés par les rhumatismes, l’en empêchaient. Sa vieille amie pouvait-elle quelque chose pour elle ?

Miss Blacklock suivit son premier mouvement. Elle alla chercher la pauvre Dora, et l’installa à Little Paddocks, en feignant de croire qu’elle l’aiderait à tenir une maison qui lui donnait trop de travail. Elle savait que Dora ne resterait pas avec elle longtemps — le médecin le lui avait dit—mais il lui arrivait parfois de presque regretter sa bonne action. La pauvre vieille Dora ne faisait rien de bien, heurtait les domestiques, se trompait lorsqu’elle comptait le linge, perdait des factures et égarait des lettres. Sa bonne volonté était hors de question, mais on ne pouvait s’en remettre à elle pour rien et, à certains moments, elle devenait positivement exaspérante.

— Voyons, Dora ! Tu sais que je t’ai demandé...

Miss Bunner baissa le front, comme un enfant pris en faute.

— Je sais... Mais, tout de même, tu l’es, hein ?

— Inquiète ? Pas le moins du monde.

Miss Blacklock paraissait sincère. Elle ajouta :

— J’imagine que c’est à cet avis de la Gazette que tu fais allusion ?

— Oui... Même si c’est une plaisanterie, je la trouve très mauvaise !

Miss Blacklock regarda son amie. La pauvre Dora ! Affolante, stupide, mais si dévouée.

— Tu as raison. C’est une très mauvaise plaisanterie.

— Mais...

— Je t’assure, ma chère Dora.

Miss Blacklock s’interrompit à l’impétueuse irruption dans la pièce d’une jeune femme, dont la ferme poitrine palpitait sous un chandail très ajusté. Elle portait une jupe de couleur vive et des nattes d’un noir de jais s’enroulaient en torsades sur sa tête.

D’une voix agressive, elle demanda :

— Je pourrais vous parler ? C’est possible ?

Miss Blacklock soupira.

— Mais certainement, Mitzi ! De quoi s’agit-il ?

Bien souvent elle pensait qu’il eût été préférable qu’elle fît elle-même tout le travail de la maison, et la cuisine par-dessus le marché, plutôt que d’être sans cesse importunée par les « crises » de cette réfugiée hypernerveuse qu’elle avait prise pour l’aider.

— Je vous donne mes huit jours et je m’en vais !... Tout de suite !

— Mais pourquoi ?

— Parce que je ne veux pas mourir ! Toute ma famille est morte, tous mes parents ont été tués : ma mère, mon jeune frère, ma petite nièce, qui était si gentille... Tous, on les a tués... Moi, je me suis sauvée, et je suis venue me cacher en Angleterre. Je travaille. Je fais des besognes que jamais, jamais, je n’aurais faites dans mon pays...

C’était là un refrain qui revenait constamment sur les lèvres de Mitzi.

— Je sais, dit miss Blacklock avec un peu d’agacement. Mais pourquoi voulez-vous partir maintenant ?

— Parce qu’ils viennent pour me tuer.

— Ils ? Qui « ils » ?

— Mes ennemis. Ils ont découvert que je suis ici et ils vont me tuer... Je l’ai lu... Dans le journal...

— Vous voulez parler de la Gazette ?

— Oui... C’est écrit ici...

Mitzi montrait la Gazette, qu’elle avait jusqu’alors tenue derrière son dos.

— Voyez ! C’est là... En toutes lettres... Un meurtre... A Little Paddocks, ce soir à six heures et demie... Eh bien ! je n’attendrai pas qu’on me tue ! Ça non !

— Mais pourquoi s’agirait-il de vous, Mitzi ? Pour nous, c’est une plaisanterie !

— Une plaisanterie ? Assassiner quelqu’un ce serait une plaisanterie ?

— Non, certes ! Seulement, ma chère enfant, si quelqu’un voulait vous tuer, soyez sûre qu’il ne l’annoncerait pas dans le journal !

L’argument parut ébranler Mitzi.

— Vous croyez que personne ne sera tué ?... Ou que ce sera vous qu’on assassinera, miss Blacklock ?

— Je ne puis pas croire que quelqu’un songe sérieusement à m’assassiner. Et je ne vois pas non plus, Mitzi, pourquoi quelqu’un voudrait vous tuer ! Bien sûr, si vous voulez vous en aller comme ça, tout de suite, je n’ai pas la possibilité de vous en empêcher. Mais, si vous partez, j’estime que ce sera de votre part une grosse sottise.

Comme Mitzi n’en paraissait pas convaincue, miss Blacklock ajouta :

— A propos, j’ai vu le bœuf que le boucher a envoyé. Il m’a eu l’air bien dur.

— J’ai fait un goulasch...

— Parfait !... Vous pourriez aussi nous préparer de petits sandwiches au fromage. Je crois que nous aurons quelques visiteurs ce soir.

— Ce soir ?... Vers quelle heure, ce soir ?

— Vers six heures et demie.

— Mais c’est l’heure indiquée dans le journal ! Qui viendra ? Et pourquoi ?

— Mais pour les obsèques, Mitzi ! répondit miss Blacklock avec un clin d’œil. Là-dessus, laissez-moi ! J’ai à faire. Fermez la porte en sortant, voulez-vous ?

Mitzi quitta la pièce, sans trop savoir ce qu’elle devait penser.

— Et voilà ! conclut miss Blacklock, la porte refermée. Elle nous laissera tranquilles pour l’instant.